A cette époque, j'étais chevrière à la tête d'un beau troupeau d'alpines, secondée par Jessica, je transformais le lait en fromages que je vendais sur les marchés. Nous avions aussi une cavalerie d'appaloosas et nos premiers carlins. Jean-Luc était mon époux, Anette est l'éleveuse hollandaise de Sven.
Deux mois avant l'arrivée de Sven, Angie (agée de 2 ans) et Chancie (moins d'un an) ont été tuées par une voiture.
Quand j'écris ce texte, en 2008, je suis à vif...
"5h, je ne dors plus, je n'y tiens plus, il doit être en chemin. J'ai rendez vous avec lui. A t-il peur, il vit beaucoup de premières fois aujourd'hui !
8h, mon travail est fait à la chèvrerie et Jessica maîtrise la fromagerie. Jean Luc est fatigué de m'entendre tourner en rond, il est temps de partir. En voiture, lorsque je ne conduis pas, je dors mais pas aujourd'hui. Où est-il, oh je le sais, il est dans les bras d'Anette, Anette au doux sourire rencontré à Cruft, Anette qui a supporté mes interrogations, mes atermoiements, celle qui m'a conseillé et celle qui aujourd'hui me donne rendez vous avec mon destin.
9h, Jean-Luc est au volant, tant mieux car nous arrivons à ce que j'appelle la porte de l'autre monde, le fameux péage de St Arnoult. Lorsque je le passe, j'ai la sensation d'entrer dans autre monde : la région parisienne, le temps s'y vit différemment, je n'y ais pas de repères et même après y avoir vécu, je reste imperméable à cette beauté urbaine. Tout ce qui m'inquiète à ce moment là c'est la fluidité du trafic.
9heures 30, Woum... Woum... les néons sales défilent, le périphérique m'abrutit, tel un anneau saturé d'une hypothétique Saturne, il charit un flot bruyant, bigarré, nauséabond et dangereux. Les motos nous frôlent à droite comme à gauche, un scooter chute mais personne ne s'arrête, blasé par ce spectacle quotidien. J'ai toujours été impressionnée par ce fleuve en furie, je m'imagine sur un radeau soumise au bon vouloir de rapides, de cascades plus ou moins dangereux sans avoir le culot nécessaire à la maîtrise de mon embarcation. Et zut, on s'arrête, on ne sera jamais à l'heure.
10h10, Jean-Luc l'a bien maîtrisé cette coque de noix ! On s'en est sortit vivant et si on trouve une place vite, on sera à l'heure. Un parking souterrain ! Banco... Premier sous-sol, le plafond est bas, l'air épais sent la gomme et les parfums artificiels, le son est sourd et aucune place n'est libre. Du second au sixième sous-sol c'est le même spectacle de petites places toutes pleines de grosses voitures. Depuis l'entrée nous suivions une voiture, nous n'avions plus d'espoir lorsque nous sommes arrivés au dernier étage, nous allions donc poursuivre notre recherche en surface et fatalement être en retard ! Mais pourquoi, n'avance t il pas ? Ah, une place se libère quelle chance il a. Tient, il ne se gare pas, mais, il baisse sa vitre : « voulez-vous la place ? ». Stupéfaction ! un miracle au sixième sous-sol de la capitale ! Oui, merci, merci, merci, mais pas le temps de faire un rapport à la papauté. Juste courir jusqu'à l'ascenseur, piaffer en attendant de refaire surface, recourir jusqu'au tableau des arrivées. Où est-il ce train. Là ! Tallis, Amsterdam, quai 8, vite, vite, vite, pas le temps de regarder cette vieille dame, la gare du Nord, il est à quai et les premiers passagers descendent, on est à l'heure, tout va bien. Commence un défilé de personnes cosmopolites, des jeunes, des vieux, des mères avec leur poussette, des hommes d'affaires leur attaché caisse et journal à la main, ou le veston froissé sur le bras passent, passent, passent, le flot devient goutte puis se tarit. Ils ne sont pas là ! Consternation, inquiétude, interrogation, on se retourne, RIEN, personne, nada : le désert dans la foule ! Heureusement, nous vivons à l'heure du portable, Jean-Luc prend les choses en main, « Hello, Anette, where are you.... » dehors ! ils sont dehors, on y coure, on y cherche et on y trouve ... personne ! Avoir fait tout ce chemin et ne pas se retrouver c'est loufoque, frustrant ! En revenant sur nos pas j'aperçois un homme en uniforme qui tend un ruban fermant l'accès au quai, que fait-il ? Il manque deux personnes à l'appel. Je me précipite vers lui et lui demande s'il y a une seconde sortie « oui, ma petite madame en milieu de quai, un souterrain qui donne sur l'extérieur ! Et oui vous pouvez y aller », Merci monsieur ! (bon il va falloir que je révise ma perception négative sur l'amabilité des parisiens !), Jean prévient Anette, qui fait demi tour et nous partons à sa rencontre.
10h30, gare du nord, un train bordeaux, un quai dessert, au loin une grande dame blonde et un tout petit carlin marchaient vers nous. Pas besoin d'un nuage de vapeur tout droit sortit de la loco de Gabin pour faire vibrer mon cœur, il suffisait de cette petite silhouette se dandinant. Mon cœur se crispe, mes yeux se noient, pendant quelques secondes je sombre dans la joie primitive et la folie : Angie me revenait ! Non, je sais que non, que je dois me raisonner et arrêter de la voir partout, il n'est pas l'heure de la retrouver. Pour l'instant et les années à venir j'ai à construire le futur avec la dream team et lui SVEN .....
11H00, heureux de s'être enfin trouvés, nous nous arrêtons à la terrasse d'un café. Pose bien méritée pour ses voyageurs et l'occasion de prendre dans mes bras celui qui n'était qu'une image pour moi. Comme à chaque rencontre avec un carlin, la magie opère, nous sommes seuls au monde, aussi timide l'un que l'autre mais aussi avides de se découvrir. Je savais déjà qu'il était beau, mais là c'était « pour de vrai ».
12H30, juste le temps de prendre la pose devant la gare, de s'émouvoir de l'alliance du moderne verre et de la pierre ancienne et c'est déjà l'heure de la séparation. Tous les quatre nous remontons le quai. C'est interminable, combien y a t il de voiture ? Sven marche infatigable, près d'Anette, je n'ai pas osé le prendre, il est encore sien pour quelques instants. Les dernières recommandations, les dernières embrassades et l'heure qui tourne. Les portes se ferment, le train bouge doucement, doucement, doucement séparant le petit de sa nourrice pour l'offrir à une nouvelle mater. C'est fait, sans équivoque, sans retour, sans compromis, il est MIEN.
Sur le chemin du retour, si les motos nous frôlaient, si le béton était toujours maladivement terne, si les gens dans leur voiture souffraient d'une crispation de zygomatiques, je n'ai vu que ses beaux yeux profonds, son pli de nez, son masque si bien fait, les rides charbonnées de son front, la perfection de ses pieds, la tournure de sa queue, son corps si bien proportionné.
Alors j'ai fermé les yeux, retrouvant cette nostalgique et précieuse façon de se lover sur moi, sa chaleur, sa confiance, son regard, deux ans avant c'était toi et malgré tout j'ai encore cette capacité d'aimer, de donner et de recevoir. Je suis heureuse."
Sven a tiré sa révérence.
Chaque jour je le vois dans son fils Dreamlander Indigo Trésor, je chéris son souvenir. Je lui dois beaucoup de bonheur, de complicité, de tendresse et de fièrté.
|
|